Caractère de Bonaparte.
Un orgueil monstrueux et une affectation
incessante gâtent le caractère de Napoléon. Au temps de sa domination,
qu'avait-il besoin d'exagérer sa stature, lorsque le Dieu des armées lui avait
fourni ce char dont les roues sont vivantes ?
Il tenait du sang italien ; sa nature était
complexe : les grands hommes, très petite famille sur la terre, ne trouvent
malheureusement qu'eux-mêmes pour s'imiter. À la fois modèle et copie,
personnage réel et acteur représentant ce personnage, Napoléon était son propre
mime ; il ne se serait pas cru un héros s'il ne se fût affublé du costume d'un
héros. Cette étrange faiblesse donne à ses étonnantes réalités quelque chose de
faux et d'équivoque ; on craint de prendre le roi des rois pour Roscius, ou
Roscius pour le roi des rois.
Les qualités de Napoléon sont si adultérées dans
les gazettes, les brochures, les vers, et jusque dans les chansons envahies de
l'impérialisme, que ces qualités sont complètement méconnaissables. Tout ce
qu'on prête de touchant à Bonaparte dans les Ana sur les prisonniers,
les morts, les soldats, sont des billevesées que démentent les actions de sa
vie [Voyez plus haut dans leur ordre chronologique les actions de Bonaparte.
(N.d.A.)].
La Grand-mère de mon illustre ami Béranger
n'est qu'un admirable pont-neuf : Bonaparte n'avait rien du bonhomme.
Domination personnifiée, il était sec ; cette frigidité faisait antidote à son
imagination ardente, il ne trouvait point en lui de parole, il n'y trouvait
qu'un fait et un fait prêt à s'irriter de la plus petite indépendance ; un
moucheron qui volait sans son ordre était à ses yeux un insecte révolté.
Ce n'était pas tout que de mentir aux oreilles,
il fallait mentir aux yeux : ici, dans une gravure, c'est Bonaparte qui se
découvre devant les blessés autrichiens, là c'est un petit tourlourou
qui empêche l'empereur de passer, plus loin Napoléon touche les pestiférés de
Jaffa, et il ne les a jamais touchés ; il traverse le Saint-Bernard sur un
cheval fougueux dans des tourbillons de neige, et il faisait le plus beau temps
du monde.
Ne veut-on pas transformer l'empereur aujourd'hui
en un Romain des premiers jours du mont Aventin, en un missionnaire de liberté,
en un citoyen qui n'instituait l'esclavage que par amour de la vertu contraire ?
Jugez à deux traits du grand fondateur de l'égalité : il ordonna de casser le
mariage de son frère Jérôme avec mademoiselle Patterson, parce que le frère de
Napoléon ne se pouvait allier qu'au sang des princes ; plus tard, revenu de
l'île Elbe, il revêt la nouvelle constitution démocratique d'une pairie
et la couronne de l’Acte additionnel.
Que Bonaparte, continuateur des succès de la
République, semât partout des principes d'indépendance, que ses victoires
aidassent au relâchement des liens entre les peuples et les rois, arrachassent
ces peuples à la puissance des vieilles mœurs et des anciennes idées ; que,
dans ce sens, il ait contribué à l'affranchissement social, je ne le prétends
point contester : mais que de sa propre volonté il ait travaillé sciemment à la
délivrance politique et civile des nations ; qu'il ait établi le despotisme le
plus étroit dans l'idée de donner à l'Europe et particulièrement à la France la
constitution la plus large ; qu'il n'ait été qu'un tribun déguisé en tyran,
c'est une supposition qu'il m'est impossible d'adopter.
Bonaparte, comme la race des princes, n'a voulu
et n'a cherché que l'arbitraire, en y arrivant toutefois à travers la liberté,
parce qu'il débuta sur la scène du monde en 1793. La Révolution, qui était la
nourrice de Napoléon, ne tarda pas à lui apparaître comme une ennemie ; il ne
cessa de la battre. L'empereur, du reste connaissait très bien le mal, quand le
mal ne venait pas directement de l'empereur, car il n'était pas dépourvu du
sens moral. Le sophisme mis en avant touchant l'amour de Bonaparte pour la
liberté ne prouve qu'une chose, l'abus que l'on peut faire de la raison ;
aujourd'hui elle se prête à tout. N'est-il pas établi que la Terreur était un
temps d'humanité ? En effet, ne demandait-on pas l'abolition de la peine de
mort lorsqu'on tuait tout le monde ? Les grands civilisateurs, comme on les appelle,
n'ont-ils pas toujours immolé les hommes, et n'est-ce pas par-là, comme on le prouve,
que Robespierre était le continuateur de Jésus-Christ ?
L'empereur se mêlait de toutes choses ; son
intellect ne se reposait jamais ; il avait une espèce d'agitation perpétuelle
d'idées. Dans l'impétuosité de sa nature, au lieu d'un train franc et continu,
il s'avançait par bonds et haut-le-corps, il se jetait sur l'univers et lui
donnait des saccades ; il n'en voulait point, de cet univers, s'il était obligé
de l'attendre : être incompréhensible, qui trouvait le secret d'abaisser, en
les dédaignant, ses plus dominantes actions, et qui élevait jusqu'à sa hauteur
ses actions les moins élevées. Impatient de volonté, patient de caractère,
incomplet et comme inachevé, Napoléon avait des lacunes dans le génie : son
entendement ressemblait au ciel de cet autre hémisphère sous lequel il devait
aller mourir, à ce ciel dont les étoiles sont séparées par des espaces vides.
On se demande par quel prestige Bonaparte, si
aristocrate, si ennemi du peuple, a pu arriver à la popularité dont il jouit :
car ce forgeur de jougs est très certainement resté populaire chez une nation
dont la prétention a été d'élever des autels à l'indépendance et à l'égalité ;
voici le mot de l'énigme :
Une expérience journalière fait reconnaître que
les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n'aiment point la liberté ;
l'égalité seule est leur idole. Or, l'égalité et le despotisme ont des liaisons
secrètes. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au cœur des
Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux
du niveau. Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui ; roi
prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il nivela
les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant : le niveau descendant
aurait charmé davantage l'envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté
son orgueil. La vanité française se bouffit aussi de la supériorité que
Bonaparte nous donna sur le reste de l'Europe ; une autre cause de la
popularité de Napoléon tient à l'affliction de ses derniers jours. Après sa
mort, à mesure que l'on connut mieux ce qu'il avait souffert à Sainte-Hélène,
on commença à s'attendrir ; on oublia sa tyrannie pour se souvenir qu'après
avoir d'abord vaincu nos ennemis, qu'après les avoir ensuite attirés en France,
il nous avait défendus contre eux ; nous nous figurons qu'il nous sauverait
aujourd'hui de la honte où nous sommes : sa renommée nous fut ramenée par son
infortune ; sa gloire a profité de son malheur.
Enfin les miracles de ses armes ont ensorcelé la
jeunesse, en nous apprenant à adorer la force brutale. Sa fortune inouïe a
laissé à l'outrecuidance de chaque ambition l'espoir d'arriver où il était
parvenu.
Et pourtant cet homme, si populaire par le
cylindre qu'il avait roulé sur la France, était l'ennemi mortel de l'égalité et
le plus grand organisateur de l'aristocratie dans la démocratie.
Je ne puis acquiescer aux faux éloges dont on
insulte Bonaparte, en voulant tout justifier dans sa conduite ; je ne puis
renoncer à ma raison, m'extasier devant ce qui me fait horreur ou pitié.
Si j'ai réussi à rendre ce que j'ai senti, il
restera de mon portrait une des premières figures de l'histoire ; mais je n'ai
rien adopté de cette créature fantastique composée de mensonges ; mensonges que
j'ai vus naître, qui, pris d'abord pour ce qu'ils étaient, ont passé avec le
temps à l'état de vérité par l'infatuation et l'imbécile crédulité humaine. Je
ne veux pas être une sotte grue et tomber du haut mal d'admiration. Je
m'attache à peindre les personnages en conscience, sans leur ôter ce qu'ils
ont, sans leur donner ce qu'ils n'ont pas. Si le succès était réputé
l'innocence ; si, débauchant jusqu'à la postérité, il la chargeait de ses
chaînes ; si, esclave future, engendrée d'un passé esclave, cette postérité
subornée devenait la complice de quiconque aurait triomphé, où serait le droit,
où serait le prix des sacrifices ? Le bien et le mal n'étant plus que relatifs,
toute moralité s'effacerait des actions humaines.
Tel est l'embarras que cause à l'écrivain
impartial une éclatante renommée ; il l'écarte autant qu'il peut, afin de
mettre le vrai à nu ; mais la gloire revient comme une vapeur radieuse et
couvre à l'instant le tableau.
Chateaubriand -- Mémoires d’Outre-Tombe